« Sciences, techniques et sociétés » et développement

Un ouvrage dirigé par Ali EL-KENZ, Roland WAAST. Sciences, techniques et sociétés, Alger, ENAG Éditions,369 p., 2013. ISBN : 9789961622421
Compte-rendu de l’ouvrage paru dans la RAC 2014 8/4

Cet ouvrage rassemble les communications, revues et corrigées, présentées lors d’un atelier à Annaba (Algérie) en 1991 sur les relations entre la science et l’industrie dans les pays en développement. Cette année-là, le second jour de la réunion, selon mon souvenir, commençait sur la place centrale d’Annaba la première manifestation publique du Front Islamique du Salut qui allait le mener à la victoire électorale de ce parti puis au déclenchement de la guerre civile après l’annulation des résultats, et enfin à l’assassinat en 1992, à quelques mètres de là, du président Boudiaf, seul homme qui aurait pu mener à la négociation. Bref, la place centrale d’Annaba était un lieu hautement électrique d’autant qu’Annaba était aussi la capitale économique de l’Algérie et du « développementalisme » qui montrait là ses symptômes d’échec : une industrie inefficace, corrompue, des quartiers ouvriers laissés dans le délabrement, la déconnexion entre l’idéal industrialiste soutenu en Algérie et l’abandon des aspirations d’indépendance, de liberté et d’enrichissement de la population, la parodie de participation populaire dans la nouvelle République issue d’une sanglante guerre d’indépendance. La vie politique du pays s’était trouvée en 1991 dans un tournant historique où le modèle d’organisation économique fondé sur l’industrie lourde et une technocratie qui se voulait éclairée et « révolutionnaire » était contesté. Au lieu de progrès, ce modèle avait produit du sous-développement. Le sujet de l’Atelier concernait, précisément, les formes de relation entre la production de savoir et ce fameux développement, entre le savoir scientifique et la valorisation de la connaissance dans les entreprises. Dans sa version manuscrite, avant sa publication, cet ouvrage s’intitulait « La science et l’industrie ».

Ainsi, comme le signale Ali El Kenz, les questions que tentaient d’aborder les participants (algériens, français, indiens, brésilien, vénézuéliens, syrien) au dernier étage de l’hôtel Seybouse qui surplombe la place centrale d’Annaba, étaient proches de celles que posaient les manifestants : comment enraciner le développement dans la culture ? Comment répondre à la question du sens de tous ces efforts scientifiques, industriels, technologiques ? Comment faire pour que ces développements profitent au grand nombre ? Mais elles prenaient un sens bien différent en cessant d’être des discussions entre chercheurs pour renvoyer directement à la réalité lorsque les clameurs de la rue couvraient la voix des intervenants dans la salle. Comme les parallèles d’Euclide  [1], ces deux débats en parallèle, celui de la rue et celui de la salle, se confondaient dans nos paroles pour ne jamais se rejoindre.

Annaba était un lieu symbolique pour les organisateurs de l’Atelier, Ali El Kenz et Roland Waast. Ils ne savaient pas que cela deviendrait le lieu historique de tous les dangers. Ali El Kenz, qui avait étudié en sociologue du travail le complexe sidérurgique de El Hajjar à Annaba et qui, par la suite, a vécu et subi la violence de cette guerre (ainsi que de nombreux professeurs et intellectuels algériens), présente l’événement dans une postface instructive. Il décrit comment s’était déroulée la réunion, comment notre discussion s’est trouvée teintée de questions que nous n’avions pas imaginé devoir aborder (religieuses, culturelles, et enfin politiques). Nous n’avions pas alors de réponse à ces interrogations. En avons-nous aujourd’hui ? Et pourtant l’actualité devrait nous porter à beaucoup de vigilance car ce sont les mêmes questions qui se posent dans la violence de notre siècle en Syrie, au Liban, en Iraq, au Pakistan, au Nigeria, en Indonésie et c’est notre même aveuglement positiviste qui nous fait porter le regard ailleurs.

Ali El-Kenz lui-même a reposé ces questions en 1994 lors du colloque « Les sciences hors d’Occident » dans son article intitulé « Hermès et Prométhée » (1996 et 1997)  [2] où il expose l’idée que, depuis l’indépendance, même pendant la lutte pour l’indépendance, deux projets politiques différents pour l’Algérie se sont affrontés qui assignent un rôle différent à la connaissance. Ainsi s’affronterait un rôle identitaire, islamiste, de la connaissance à un rôle productif, universaliste. Ces deux projets, ces deux conceptions de la connaissance qui se sont incarnés dans des hommes et des projets politiques particuliers parfois contradictoires (la politique d’éducation, la modernisation de l’Université l’Alger, l’influence grandissante des ingénieurs, l’industrialisation par l’industrie lourde, la volonté de création d’une élite technocratique et d’école d’ingénieurs « à la française ») ont eu fatalement à se confronter. Il est très probable que cette réflexion importante n’aurait jamais eu lieu sans cet atelier à Annaba, en tout cas pas sous cette forme, sans la rumeur de la rue. Nous vivions ainsi en direct le début d’un affrontement de ces deux positions, qui se poursuit dans les débats sur l’orientalisme  [3] et s’exprime violemment sous nos yeux, en Iraq, au Liban, en Iran, dans le feu et le sang qui peuplent nos journaux et secouent notre monde d’aujourd’hui. Si cette question est plus forte dans les pays musulmans, cela est aussi lié à la nature particulière des régimes autoritaires et prédateurs qui ont fondé leur croissance dans l’accumulation improductive d’une économie de rente, comme le rappelait incessamment Abdelkader Sid Ahmed dans ses analyses de l’économie des pays arabes, où le savoir tient peu de place. Remarquons que la question de la connaissance dans le développement des pays arabes est centrale aujourd’hui encore, comme le signale le dernier rapport de la Banque mondiale (Transforming Arab Economies, 2013) et que cette même question des relations entre la production et la connaissance fait l’objet d’une réflexion dans un récent rapport intitulé The broken cycle between research, university and society in Arab countries des Nations unies pour les pays arabes (ESCWA).

Si seuls deux pays arabes sont représentés dans la collection d’articles proposée par Sciences Techniques et Sociétés, le livre aborde des thèmes qui sont toujours d’actualité et restent des témoignages précieux des expériences de développement industriel et technologique en Algérie, Brésil, Inde, Syrie, Venezuela. Le livre explore d’une manière originale les articulations des savoirs scientifiques et des réalisations technologiques qui sont, on le sait aujourd’hui, complexes et ne dépendent pas que de la qualité des savoirs des ingénieurs ou de la qualité des solutions « scientifiques ». Nous avons appris depuis presque vingt ans que le savoir doit être enraciné dans des institutions, dans des entreprises vivantes, que les intérêts professionnels doivent être soutenus et appropriés politiquement, que les apprentissages technologiques, comme nous le soulignons dans notre article (« L’apprentissage technologique dans les pays émergents : au-delà de l’atelier et de l’entreprise », RAC, vol. 8, n° 3, 2014), se déroulent de manière permanente dans les lieux de travail car c’est dans les lieux de travail que se réalise la jonction entre les ressources externes et les objets qui véhiculeront les prochains développements sur les marchés, dans les organisations et les technologies. Tout cela passe par la consolidation de lieux de recherche mais aussi de formation, de travail (en particulier les entreprises), d’expression politique. C’est là que se formeront les futures communautés professionnelles qui portent le « développement ».

Le grand intérêt du livre est de fournir des exemples précis, empiriques et documentés de cette liaison entre les sciences et les techniques, entre l’industrie et les universités, entre les savoirs théoriques et les applications dans l’industrie dans le contexte des pays en développement. On y aborde la question institutionnelle (la politique de recherche en Inde, le modèle du MIT au Brésil, la formation technique en Algérie, l’institutionnalisation de la recherche au Venezuela) mais aussi les rapprochements concrets science-industrie : l’invention des technopôles à Singapour, la chimie en Algérie, les dangers des rapprochements entre universités et entreprises au Venezuela. Un des traits communs de ces travaux est de replacer la question des connaissances, de leur production, de leur diffusion dans le contexte local et institutionnel. On y observe alors ce que Roland Waast appelle une logique de l’emprunt des institutions : le modèle institutionnel sera emprunté, par exemple le modèle du MIT, par un autre pays, par exemple le Brésil, pour l’adapter, et il pourra réussir ou pas à s’acclimater dans des circonstances souvent fortuites. Mais on trouvera aussi des constantes dans le besoin des organismes de recherche d’accommoder des demandes politiques et des dynamiques portées par les chercheurs en relation avec des industriels ; chercheurs et industriels qui se rapprochent sous l’effet du changement des contextes économiques qui rendent l’accès aux financements beaucoup plus difficiles. Les travaux notent aussi que la confiance dans la science et le développement technologique est très différente selon les circonstances politiques nationales. Hanafi présente son interprétation de l’idéologie des ingénieurs syriens qui doivent faire profil bas après les répressions sanglantes dans lesquelles ingénieurs et avocats ont été brimés, emprisonnés, torturés et où leurs organisations professionnelles se sont vues interdites par le pouvoir de Hafez El-Assad. Krishna, malgré un optimisme très apparent dans ces pages, avoue que les années 1970 furent aussi celles de la contestation de la science en Inde après l’apparition du People’s Science Movement et de ses successeurs.

Si nous replaçons ces débats dans les travaux publiés aujourd’hui sur la science dans les pays en développement, nous notons une certaine naïveté dans les enquêtes et les questionnements : pour nombre d’entre nous, ces questions étaient peu abordées et neuves, le tâtonnement était évident. Les chercheurs réunis à Annaba avaient discuté l’année précédente à Paris du thème de la création des communautés scientifiques, qui a donné lieu à la production d’un ouvrage devenu une référence obligée du domaine. [4] Cet ouvrage signale ce qui a été et demeure pour beaucoup le thème central de la pertinence de la recherche dans les pays en développement, que notre Revue a également abordé plusieurs fois dans des dossiers  [5] et de nombreux articles.

Et plus généralement, notons qu’à cette époque, rares étaient les travaux qui liaient l’analyse institutionnelle dans les pays en développement et celle de la circulation des savoirs que proposait la nouvelle sociologie des sciences. On ne saurait donc reprocher à ces chercheurs d’avoir manqué de flair ! Publié tant d’années après sa tenue, l’ouvrage permet de mesurer ce décalage dans la réflexion : à l’heure où nous tentons de revoir les questions de politiques de recherche et d’innovation avec un regard neuf, nous ne pouvons que nous réjouir de cette analyse qui ne se satisfait pas d’un prêt-à-penser (systèmes d’innovation, société de la connaissance) et se penche sur les conditions institutionnelles du développement économique et scientifique. Malgré les 25 ans d’écart, la nouveauté des approches de ces années-là ne donne aucunement l’impression d’analyses dépassées ; au contraire, les « styles de science », l’importance des modèles institutionnels, l’accent mis sur les pratiques professionnelles, la question brûlante de la place de la recherche dans l’université, la description de la pratique de la recherche sont autant d’aspects qui demeurent d’actualité.

Enfin, ce livre a le mérite de témoigner de l’existence de ce réseau de chercheurs (le réseau « Alfonso ») qui a été dissous (par le temps) mais qui a pourtant porté ses fruits : les travaux de ces chercheurs ont permis de développer les études des relations entre sciences, techniques et développement ailleurs qu’en France ou aux États-Unis. Antonio Botelho, Sari Hanafi, V.V. Krishna poursuivent dans leurs pays, alors que Jacques Gaillard, Kapil Raj, Roland Waast, Ali El-Kenz et moi-même (Rigas Arvanitis) poursuivons en France. Malheureusement, deux des participants et non des moindres, Rafael Rengifo et Hocine Khelfaoui, ne sont plus parmi nous pour célébrer cette publication.

Rigas Arvanitis

Notes

Pour citer cet article

Arvanitis Rigas, « « Sciences, techniques et sociétés » et développement », Revue d’anthropologie des connaissances 4/ 2014 (Vol. 8, n° 4), p. 833-837
URL : www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2014-4-page-833.htm.
DOI : 10.3917/rac.025.0833

[1C’est ainsi que Ali El Kenz qualifie notre réunion dans sa postface.

[2El Kenz, A. (1996). « Prométhée et Hermès ». In R. Waast (Ed.), Les sciences au Sud. État des lieux. Paris : ORSTOM, 263-282. (disponible sur Horizon.ird.fr). Traduit en anglais sous le titre « Prometheus and Hermes ». In T. Shinn, J. Spaapen et V. V. Krishna (Eds.) (1997), Science and Technology in a Developing World. Dordrecht : Kluwer, 323-348.

[3Nous avons déjà fait écho de ces débats dans les pages de notre revue dans l’article de Thomas Brisson (Brisson, T. (2008). « La critique arabe de l’orientalisme en France et aux États-Unis. Lieux, temporalités et modalités d’une relecture », Revue d’Anthropologie des Connaissances, 2 (3), 505-521) et celui de Wiebke Keim (Keim W. (2010). « Pour un modèle centre-périphérie dans les sciences sociales. Aspects problématiques des relations internationales en sciences sociales », Revue d’Anthropologie des Connaissances, 4 (3), 570-598).

[4Gaillard, J., Krishna, V. V. et Waast, R. (Eds.) (1997). Scientific communities in the developing world. New Delhi & London : Sage.

[5Citons en particulier le dossier de Losego, P. et Arvanitis, R. (2008) La science dans les pays non hégémoniques, vol. 2, n° 3 (http://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2008-3.htm), Moity-Maïzi, P. (2011) La localisation et la circulation des savoirs en Afrique, vol. 5, n° 3 (http://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2011-3-page-473.htm) et Arellano Hernández, A., Arvanitis, R. et Vinck, D. (2012) Circulation et connexité mondiale des savoirs Éléments d’anthropologie des connaissances en Amérique latine, vol. 6, n° 2 (http://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2012-2-page-1.htm).