Appel à contributions : La fabrique des programmes d’enseignement dans le supérieur (8 septembre 2018)

La fabrique des programmes d’enseignement dans le supérieur : Institutions, construction des savoirs et pratiques enseignantes

COORDINATEURS /EDITEURS DU DOSSIER :

  • Julien Barrier – ENS de Lyon – Triangle
  • Olivier Quéré – Sciences Po Lyon – Triangle
  • Rachel Vanneuville – CNRS – Triangle

Sous l’effet de la concurrence entre universités, de la diffusion de nouvelles normes internationales et des injonctions des pouvoirs publics, les réformes des cursus d’enseignement supérieur se sont multipliées en Europe depuis la fin des années 1990. Dans ce contexte, les établissements ont été amenés à repenser profondément les formes, les contenus et les finalités de leurs enseignements. Il s’est agi, entre autres, de « professionnaliser » les formations pour assurer l’employabilité des diplômés et d’y renforcer la place des acteurs économiques. En parallèle, d’autres initiatives ont cherché à favoriser l’innovation dans l’enseignement, en promouvant l’interdisciplinarité dans les cursus, de nouvelles méthodes pédagogiques, ou la mise en place de dispositifs comme les MOOCs.

Bien que ces évolutions aient suscité de nombreuses recherches, il est frappant de constater que la plupart des travaux existants s’intéressent assez peu aux contenus des enseignements . A quelques exceptions près , ils adoptent plutôt une lecture centrée sur des enjeux institutionnels. De fait, si ces travaux permettent d’éclairer différentes facettes de l’enseignement supérieur et de ses transformations, ils se placent rarement dans la perspective d’une réflexion plus générale sur la construction des savoirs enseignés et leur structuration au sein d’un « curriculum » – selon le terme consacré dans les recherches en éducation pour désigner « ce qui est censé être enseigné et appris, selon un ordre déterminé de programmation et de progression, dans le cadre d’un cycle d’études donné » (Forquin 2008, p.8). D’un point de vue plus analytique, la notion de curriculum, telle qu’elle a été développée par des auteurs comme Young (1971) ou Bernstein (2000/2007), invite à ouvrir la « boîte noire » des enseignements afin de rendre compte des processus sociaux qui président à la définition du contenu et des modes de transmission des savoirs enseignés. L’un des enjeux est alors de comprendre comment des savoirs sont sélectionnés, classés et articulés ensemble pour constituer un programme d’enseignement, mais aussi de s’interroger sur les méthodes choisies pour les transmettre et les évaluer, ainsi que les conceptions qui les sous-tendent (Vitale, 2006 ; Frandji et Vitale, 2007).

Plus largement, au-delà des discussions autour de la notion de curriculum, il apparaît aujourd’hui crucial de s’intéresser davantage à la construction des savoirs enseignés dans le supérieur, afin de rendre compte de leur inscription dans des pratiques sociales, des logiques institutionnelles, des luttes de pouvoir et des processus historiques. Cette entrée apparaît particulièrement fructueuse pour au moins deux raisons. Premièrement, les science studies ont amplement démontré depuis les années 1970 qu’il était fécond de ne pas dissocier enjeux sociaux et épistémiques dans l’étude des pratiques scientifiques (Latour, 1987). Il n’y a pas lieu de considérer qu’une telle démarche serait moins pertinente lorsque l’on s’intéresse à des activités d’enseignement, qui engagent également des opérations de construction, de traduction et de mise en forme de connaissances . Deuxièmement, le supérieur présente des caractéristiques particulièrement intéressantes du point de vue d’un questionnement sur la fabrique des savoirs enseignés. Les enseignants y disposent d’une autonomie beaucoup plus importante que leurs homologues du primaire et du secondaire pour définir et structurer leurs enseignements. Réciproquement, la capacité à déterminer le contenu des enseignements constitue un enjeu professionnel majeur pour les universitaires ; en effet, il renvoie à des rapports de concurrence entre différentes approches ou savoirs, dont l’institutionnalisation dans un cursus peut être un point d’appui pour le développement de spécialités de recherche ou de disciplines (Kaiser, 2005).

En partant du constat de la faible visibilité du thème du curriculum – et plus largement de la construction des savoirs enseignés – dans le supérieur, cet appel à articles vise à susciter un ensemble de contributions autour de cet objet, avec la volonté de porter une attention particulière aux articulations entre savoirs, pratiques d’enseignement et logiques institutionnelles. Le champ de l’enseignement supérieur pourra être envisagé dans toute sa diversité, en s’intéressant aussi bien au secteur public que privé, dans l’ensemble de ses filières et niveaux d’enseignement, que ce soit par exemple à l’université, dans des écoles spécialisées ou dans des formations professionnelles. Les propositions mobilisant une perspective historique seront également les bienvenues. Les propositions d’articles pourront s’inscrire dans un ou plusieurs des trois axes suivants.

Axe 1 – Les curricula comme enjeu de luttes

De nombreux travaux ont mis en évidence les luttes de pouvoir relatives à l’élaboration des programmes d’enseignement. La définition de ce qui peut – et doit – être légitimement enseigné, la mise en forme didactique des savoirs, leur articulation dans un programme ainsi que la façon de les transmettre font fréquemment l’objet de débats, de négociations ou de conflits (voir par exemple : Noble, 1977 ; Pavis, 2003). Les articles s’inscrivant dans ce premier axe pourront porter sur les logiques qui sous-tendent la mise en place ou la transformation des curricula, et les enjeux des luttes ou tensions à leur sujet, qu’il s’agisse de cas contemporains ou plus anciens. Les moments de réforme (réagencement des curricula, introduction de nouvelles matières, création de nouveaux cursus, filières, ou lieux d’enseignement...) paraissent également particulièrement heuristiques pour comprendre comment des transformations institutionnelles vont de pair, ou non, avec des recompositions des savoirs et des pratiques d’enseignement. Quels types d’acteurs – institutionnels, professionnels, savants, syndicaux... – s’investissent dans la production ou les réformes curriculaires ? De quels argumentaires et rhétoriques sont-ils porteurs ? Peut-on repérer des transferts de contenus et/ou de méthodes d’enseignement entre institutions, secteurs, disciplines ou pays ?

Axe 2 – Le curriculum en train de se faire

Les articles pourront également analyser les curricula – et plus largement la construction des savoirs enseignés – à partir d’une étude des situations d’enseignement et d’apprentissage, en recourant à des méthodes d’observation ethnographique des pratiques et des interactions en classe. L’intérêt de ce type d’approche est double : elle permet d’interroger les contenus de formation et leurs transformations à l’aune des pratiques en classe, mais également de porter le regard sur le « curriculum caché » (Jackson, 1968) qui se transmet au-delà du curriculum « formel » et qui participe à la socialisation institutionnelle du public concerné : des savoir-être, des manières de penser et de voir le monde (voir par exemple : Mertz, 2007). Dans cette perspective, les questionnements pourront porter sur les re-traductions et les décalages entre « curriculum réel » et « curriculum caché », ou sur les processus d’intériorisation en actes de savoirs, savoir-faire et savoir-être. Comment les caractéristiques des publics étudiants et les interactions enseignant-e-s-étudiant-e-s (re)définissent les contours des contenus d’enseignement ? De quelles manières des enseignements, méthodes ou dispositifs pédagogiques contribuent-ils ou visent-ils à transmettre des visions du monde particulières ?

Axe 3 – Travail enseignant et construction des curricula

Enfin, en lien avec l’axe précédent, on pourra s’interroger sur la construction des curricula à partir d’une réflexion sur le travail des universitaires (Musselin, 2008). Il s’agit ici de comprendre en quoi des pratiques professionnelles, des identités disciplinaires et/ou des contextes organisationnels contribuent à façonner les enseignements. Dans la lignée des travaux de Boyer et Coridian (2002) ou de Bourgin (2011) sur les universités françaises, l’observation des pratiques pourrait permettre de révéler différents rapports des enseignant-e-s aux savoirs enseignés, aux pratiques pédagogiques et aux publics étudiants. Comment les enseignant-e-s se saisissent des innovations pédagogiques, les endossent ou les contournent dans leur pratique ? Les pratiques enseignantes pourront également être interrogées à partir des caractéristiques et trajectoires sociales des formateurs et formatrices, comme le fait Jérôme Deauvieau (2007) à propos de l’enseignement des sciences économiques et sociales en lycée ; il serait par exemple intéressant de comparer les pratiques des intervenant-e-s dit-e-s « professionnel-le-s » à celles des « académiques », souvent tenues pour radicalement différentes. De même, des approches comparatives pourraient permettre de faire ressortir le poids des disciplines et des institutions dans les formes prises par le travail enseignant

Références bibliographiques citées

BERNSTEIN, Basil (2000/2007), Pédagogie, contrôle symbolique et identité. Traduction de Pedagogy, Symbolic Control, and Identity par G. Ramognino-Le Déroff et Ph. Vitale, Sainte-Foy, Québec, Presses de l’Université Laval.
BOURGIN, Joëlle (2011), « Les pratiques d’enseignement dans l’université de masse : les premiers cycles universitaires se scolarisent-ils ? », Sociologie du Travail, vol. 53, n° 1, p. 93-108.
BOYER, Régine et CORIDIAN, Charles (2002), « Transmission des savoirs disciplinaires dans l’enseignement universitaire. Une comparaison histoire/sociologie », Sociétés contemporaines, 4, n° 48, p. 41-61.
DEAUVIEAU, Jérôme (2007), « Observer et comprendre les pratiques enseignantes », Sociologie du travail, vol. 49, n°1, p. 100-118.
FORQUIN, Jean-Claude (2008), Sociologie du curriculum, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
FRANDI, Daniel et VITALE, Philippe (2007), « Basil Bernstein : vivre les frontières », dans D. Frandji et P. Vitale (Dir), Actualité de Basil Bernstein. Savoir, pédagogie et société, Presses Universitaires de Rennes, Rennes.
GERVAIS, Julie (2007). « Former des hauts fonctionnaires techniques comme des managers de l’action publique ». Politix, (3), 101-123.
JACKSON, Philip W. (1968), Life in Classrooms, New York, Holt, Reinhart & Winston.
KAISER, David (2005), Pedagogy and the Practice of Science : Historical and Contemporary Perspectives, Cambridge et Londres, The MIT Press.
LATOUR, Bruno (1989), La science en action, Paris, La Découverte.
LOSEGO, Philippe (2014), « Rapprocher la sociologie de les didactiques », Revue française de pédagogie, n°188, p. 5-12.
MERTZ, Elizabeth (2007), The Language of Law Schools. Learning to “think like a lawyer”, Oxford, Oxford University Press.
MUSSELIN, Christine (2008), “Towards a sociology of academic work”, in : A. Amaral et al. (Dir.) From governance to identity : A Festschrift for Mary Henkel, Dordrecht, Springer p.47-56.
NOBLE, David (1977), America By Design. Science, Technology, and the Rise of Corporate Capitalism, New York, Knopf.
PAVIS, Fabienne (2003), Sociologie d’une discipline hétéronome. Le monde des formations en gestion entre universités et entreprises en France. Années 1960-1990, Thèse pour le doctorat en science politique, Université Paris 1.
STAVROU, Sophia (2011), « La « professionnalisation » comme catégorie de réforme à l’université en France : De l’expertise aux effets curriculaires », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n° 3, p. 93–109.
VITALE, Philippe (2006), La sociologie et son enseignement, Paris, L’Harmattan.
YOUNG, Michael (Ed.) (1971), Knowledge and control : New directions for the sociology of education, Collier-Macmillan, Londres.

Calendrier :

  • Les propositions d’articles devront être envoyées au plus tard le 8 septembre 2017 à l’adresse julien.barrier@ens-lyon.fr
    La longueur des propositions devrait être d’environ 5000-6000 signes (soit 2 pages). Elles devront préciser l’intérêt et l’originalité de la question de recherche traitée au regard de la littérature existante, les méthodes et données employées, les principaux résultats et expliciter leur inscription dans les thématiques de l’appel. Les auteurs veilleront à mentionner leurs coordonnées complètes (statut, institution de rattachement, adresse postale et email).
  • Les notifications d’acceptation ou de refus seront envoyées aux auteurs le 6 octobre 2017
  • Les textes complets des articles devront parvenir pour le 30 janvier 2017 (soumission sur le site en ligne de la Revue d’Anthropologie des Connaissances et envoi en parallèle à julien.barrier@ens-lyon.fr )
  • les versions finales pour septembre 2018 (publication prévue en décembre 2018).
    Les textes devront être envoyés en format .doc et ne devraient pas dépasser 60 000 signes espaces compris.

Les articles doivent être déposés sur le site de la Revue d’Anthropologie des Connaissances en utilisant la feuille de style de la revue et en respectant les règles de rédaction et notamment l’anonymat pour permettre une évaluation "en aveugle".