1 | 2023 - Nature(s) au travail (Date 1er mars 2022)

Dossier coordonné par Sébastien Mouret (UMR Innovation - INRAE) et Nicolas Lainé (UMR PALOC- IRD)

Les crises écologiques (réchauffement climatique, érosion de la biodiversité, risques de pandémies, souffrance animale etc.) qui affectent un monde devenu globalisé, en interrogeant le dualisme culture-nature, contribue à questionner un de leurs marqueurs centraux, le travail, en le reconsidérant dans ses liens avec les différentes entités naturelles (les animaux, les plantes, les insectes, les microbes etc.). Ce dossier thématique « Nature(s) au travail » propose une réflexion sur les formes d’écologisation du travail [1] dans les connaissances et les pratiques, scientifiques et profanes, relatives à nos modes de relation au vivant. Par écologisation du travail, nous entendons ici interroger la manière de prendre et de rendre en compte, par le travail, du caractère actif et fragile des entités naturelles, tant dans nos relations à l’environnement, que dans les manières de les inclure en sciences humaines et sociales.

Sur ce point, le paysage des SHS se caractérise par la multiplication de propositions interrogeant les frontières anthropologiques du travail, telles que le travail animal (Barua, 2019 ; Blattner et al., 2019 ; Porcher, 2011, 2017 ; Porcher & Estébanez, 2019 ; Lainé, 2020 ; Mouret, 2018), le travail non humain (Moore, 2015 ; Besky & Blanchette, 2019), le travail microbien (Helmreich, 2009 ; Paxson, 2008 ; Krzywoszynska, 2020), le travail métabolique (Barua, 2018 ; Beldo, 2017) ou encore le travail des plantes (Kazic, 2019 ; Ernwein et al., 2021). Si certaines propositions sont des clés de lecture du rôle actif des entités naturelles dans des dispositifs de production, d’autres se déclinent comme des programmes scientifiques sur l’exceptionnalisme humain du travail et, plus largement, sur les rapports entre nature et capitalisme. Dans la lignée du tournant ontologique qui traverse ces sciences, ces propositions invitent à ne plus considérer les entités naturelles ni comme une matière première passive, ni comme des entités enfermées dans l’ordre de la Nature.

Le présent dossier souhaite mettre au jour les enjeux épistémologiques de l’écologisation du travail dans le champ de connaissances des SHS, en questionnant et prolongeant ces propositions. Il souhaite également interroger la place du travail dans nos relations à l’environnement et nos modes de gouvernement du vivant, à travers les connaissances et les pratiques qui les composent Par-là, il s’agit de discuter de l’intérêt d’une écologisation du travail dans la compréhension des crises écologiques, mais aussi de cerner les limites de l’effacement du dualisme culture-nature qu’elle implique. Les contributions, théoriques et empiriques, pourront notamment porter sur les formes de « mise au travail » d’entités naturelles dans divers domaines de production de biens et de services (l’agriculture, l’alimentation, la santé, l’écologie etc.). Elles pourront s’inscrire dans l’un des deux ensembles de questions suivantes :

Ethnographier les frontières anthropologiques du travail

Le travail transforme la nature, mais se transforme également à son contact. Son anthropocentrisme peut s’altérer à travers les interactions entre humains et non humains. Ce premier axe de questionnement vise à clarifier les analogies avec le travail dans la façon dont elles structurent les connaissances et les pratiques des acteurs. Il s’agit d’interroger cette forme d’analogisme et ses implications dans nos modes de relations à la nature, ainsi que dans la construction de propositions visant à redéfinir des frontières anthropologiques du travail.

Les contributions pourront traiter des modalités d’usage de la notion de travail par divers acteurs (éleveurs, maraîchers, apiculteurs, forestiers, biologistes, écologues, etc.) pour définir ce que sont et ce que font des entités naturelles avec/sur/et pour lesquelles ils travaillent. Quelles sont les terminologies, les champs sémantiques mobilisés ? A quelle(s) conception(s) du travail (humain) se réfèrent-ils ? Quelles limites posent-ils à cet usage transgressif du travail ? À l’inverse, comment leurs relations à la nature transforment leur conception du travail ? Plus largement, on pourra également interroger les valeurs de la nature associées aux usages profanes de la catégorie de travail. Dans quelles formes d’éthique du vivant s’inscrivent-ils ? Comment le brouillage des frontières anthropologiques du travail participe-t-il d’un vivre ensemble entre vivants humains et non humains ?

L’ensemble de ces questions invite à s’intéresser aux sociétés avec et sans catégorie de travail. L’anthropocentrisme du travail recoupe des interrogations relative à son ethnocentrisme (Chamoux, 1994). Au-delà des sociétés occidentales fondées historiquement sur le travail, les articles pourront documenter et réfléchir en quoi les variations et l’absence de cette catégorie éclairent autrement des rapports de production de nos sociétés à l’environnement et des modes de relations qui en découlent.

On pourra également se demander dans quelle mesure les usages de la catégorie de travail par les acteurs se détachent, ou non, d’une conception essentialiste (Besky & Blanchette, 2019) des capacités des entités de la nature. Les contributions pourront ici éclairer les dimensions normatives et performatives des analogies avec le travail, à partir des transformations des propriétés physiques, biologiques, cognitives, écologiques d’entités de la nature (espèces, milieux etc.). Les dispositifs de production de biens et de services visent à les façonner pour et par le travail, non seulement par une sélection de leurs potentialités biologiques, mais aussi – et c’est sans doute une spécificité des animaux domestiques au regard d’autres espèces – par une normalisation de leurs conduites. Si le monde cynophile est marqué par l’eugénisme (Haraway, 2008), dans sa fabrication biologique de races de « chiens de travail », cette essentialisation du travail animal ne peut faire l’économie de processus de normalisation – l’éducation ou le dressage – dans lequel les animaux développent des compétences différenciées (Mouret, 2018 ; 2019).

Dans cet axe, les contributions viseront enfin à discuter de l’intégration des analogies avec le travail dans l’analyse et la compréhension des relations humains-natures. D’un côté, l’attention aux usages profanes de la notion de travail peuvent présenter le risque d’un relativisme extrême, à travers, par exemple, une « prolétarisation » (Meulemans, 2019) de la nature occultant les autres dimensions (biotique/abiotique, organique/inorganique, vivant/mort) des relations interspécifiques. De l’autre, elles peuvent aussi clarifier les rapports entre naturel et capital, en déplaçant les entités naturelles de la reproduction vers la production. Helmreich (2009), dans son approche du biocapital, montre comment la diversité microbienne des océans est configurée comme une force de travail, non seulement par des innovations technologiques, mais aussi par les métaphores – « ouvriers », « travailleurs » – des biologistes dans leurs relations aux microbes marins. Comment cet analogisme permet-il de réviser des catégorisations du travail qui sont tenues pour évidentes, voire universelles ? Par exemple, à partir de la (seule) fonction de production. Comment permet-il de proposer des acceptions écologiques du travail ?

Les frontières anthropologiques du travail : les SHS à l’épreuve du naturalisme

Ce second axe vise à clarifier la manière dont l’écologisation du travail transforme les connaissances en SHS sur nos relations à l’environnement. D’abord, les contributions pourront, non seulement exposer les modalités de réception [2] de propositions existantes dans les champs francophones et anglophones des SHS, mais aussi discuter, dans une perspective réflexive et critique, leurs modalités de construction théorique, leurs limites et leurs intérêts. Quelles controverses se déploient dans leur(s) communauté(s) d’émergence (STS, ethnographie multi-espèces, études animales, études environnementales, etc.) ? Comment ces propositions se répondent-elles et s’influencent-elles ?

Au sein des écologies marxistes, les débats, portent sur l’effacement d’un dualisme non plus seulement de « substance », mais aussi de « propriété » (Malm, 2017), à partir notamment de la théorie la « rupture métabolique » de Foster (2011) et de celle « d’écologie-monde » – oikos – de Moore (2015). Foster met en lumière la pensée écologiste de Marx dans laquelle la nature n’est pas « don gratuit » mais un « agent de production » qui participe de la production de valeurs d’usage et de richesse, sans pour autant qualifier cette agentivité de la nature de travail. Au contraire, Moore (2015) clarifie le mouvement d’incorporation de la nature par le capitalisme – et réciproquement – à partir du concept de « travail extrahumain », construit à partir de la notion de travail-énergie de White.

La discussion des propositions actuelles pourra traiter de la question des limites et des différences ontologiques à poser dans la redéfinition des frontières anthropologiques du travail. Le programme scientifique de naturalisation du travail proposé par (Besky & Blanchette, 2019) ne semble pas faire de distinction entre les non humains, tombant ici dans les travers de cette « catégorie fourre-tout » (Descola, 2017) implantée dans les SHS. Le travail peut-il être un moyen de les différencier ? On peut effectivement penser que le travail des chiens n’est pas celui des microbes. Mais ne faut-il pas d’abord préciser ce qu’on appelle « travail » ? Sur ce point, la plupart des propositions d’écologisation du travail s’ancrent dans des courants récents dans l’histoire des SHS, fondés sur des programmes d’élargissement de leurs frontières au-delà de l’humain. Mais qu’en est-il de leur réception dans des courants construits historiquement et principalement sur la catégorie de travail centrés sur l’humain ? Les contributions pourront ici présenter leurs regards à travers leur transformation des fondements épistémologiques sur le travail humain.

Dans cet axe pourront également être discuter de nouvelles approches d’écologisation du travail. Outre l’attention portée à des espèces particulières (animaux, plantes, champignons, virus, bactéries, etc.), les contributions pourront explorer des échelles ontologiques plus grandes, peu traitées par les propositions existantes. À l’instar des sols (Meulemans & Granjou, 2020), les articles pourront, par exemple, s’intéresser à l’exploitation et la préservation de forêts, de rivières, de montagnes, de mers, etc. dans la production de biens et de services. Il s’agit ici d’éclairer la complexité des relations interspécifiques de ces entités dans la mise au travail de la nature. Par ailleurs, les contributions pourront apporter des éléments de réflexion à l’une des questions qui traversent les propositions existantes : est-il nécessaire de rompre avec des cadres humanistes pour théoriser le travail de la nature ?

Si la théorie marxiste du capital constitue pour la plupart un socle commun, ces propositions de redéfinition des frontières anthropologiques du travail ne mobilisent pas toutes des cadres théoriques du travail humain. Par exemple, le travail animal (Porcher & Estébanez, 2019 ; Mouret, 2019 ; Lainé, 2018) puise dans la sociologie du travail pour caractériser l’investissement subjectif des animaux (vaches, chiens, chevaux, éléphants, etc.), et les conditions éthico-sociales de leur collaboration dans la production de biens et de services, à partir du concept de « travailler animal ». Au contraire, Haraway (2008 ; 2009) s’écarte des cadres anthropomorphiques, les chiens – et plus largement les animaux domestiques – étant des « pattes » et non des « mains ». Elle construit le statut de partenaires de travail des canidés dans le régime du capital vivant (lively capital) à partir des apports des STS à propos des organismes et des technologies. Dans quelle mesure faut-il donc se détacher des apports des SHS sur le travail (humain) pour produire des connaissances sur le travail de la nature ?

Les contributions pourront aussi clarifier les formes de dialogue, possible ou nécessaire, avec les sciences de vie dans l’étude et la conceptualisation du travail de la nature. Outre la sociobiologie, laquelle a importé la notion de travail pour caractériser l’organisation de sociétés animales, en particulier chez les insectes, comment les Sciences de la Vie (SV) parlent-elles du travail de la nature ? Plus largement, comment les SHS peuvent-elles accueillir les connaissances des SV sur des entités de la nature (des espèces, des milieux, etc.) pour caractériser leur rôle actif dans la production de biens et de services ?

Enfin cet axe de questionnement porte également sur l’écologisation du travail dans sa dimension éthique. Les crises écologiques sont aussi des crises de nos relations morales au monde vivant. Les propositions de déplacement des frontières anthropologiques naissent et transforment la problématisation morale de nos rapports à la nature, dont la question animale. Le travail animal (Porcher & Estébanez, 2019), quant à elle, appelle à repenser les conditions de vie au travail des animaux domestiques, dans une perspective critique de la vision abolitionniste de l’éthique et de la cause animale. Cette proposition trouve sa réplique animaliste (Blattner et al., 2019) au sein des critical animal studies. Comment l’écologisation du travail participe-t-elle d’une écologisation de la morale (Hache, 2009) ? Les contributions pourront clarifier la manière dont la prise en compte du travail d’entités naturelles appelle à une reconsidération de notre responsabilité morale à leur égard.

Ces principaux axes constituent des pistes non exhaustives de réflexion. Les propositions en lien avec le sujet général pourront également être appréciées.

Modalités de soumission

Les résumés (environ 800-1000 mots) devront être envoyés à Sébastien Mouret (sebastien.mouret@inrae.fr) et Nicolas Lainé (nicolas.laine@ird.fr) pour le 24 novembre 2021.

Pour les contributions retenues, les textes complets des articles, au format de la Revue d’Anthropologie des Connaissances (maximum 65 000 signes) seront à soumettre en ligne sur le site de la revue - http://rac.inra-ifris.org/index.php/rac/login?source=%2Findex.php%2Frac%2Fuser avant le 1er mars 2022.

Bibliographie

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Barua, M. (2018). Animal Work : Metabolic, Ecological, Affective. Theorizing the Contemporary, Fieldsights, July 26. https://culanth.org/fieldsights/animal-work-met-abolic-ecological-affective [consulté le 28/07/2020].

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Besky, S. & Blanchette, A. (eds) (2019). How Nature Works : How Nature Works. Rethinking Labor on a Troubled Planet. Albuquerque : University of New Mexico Press.

Blattner, C., Coulter, K. & Kymlicka, W. (eds) (2019). Animal Labour : A New Frontier of Interspecies Justice ? Oxford : Oxford University Press.

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Porcher, J. (2011). Vivre avec les animaux : une utopie pour le XIXème siècle. Paris : La Découverte.

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Porcher, J. & Estebanez, J. (eds) (2019). Animal labour. A new perspective on human-animal relations. Bielefeld : Transcript Verlag.

White, R. (1995). The organic machine. The remaking of the Columbia River. New York : Hill and Wang.

[1Cette approche de l’écologisation du travail se distingue des travaux en sociologie interactionniste qui développent une écologisation des métiers ayant trait à l’environnement (Arpin et al., 2015).

[2’introduction du dossier thématique présenta une cartographie de l’émergence et du développement des principales propositions actuelles : leur(s) communauté scientifique d’émergence, leurs concepts et théories. Nous souhaitons donc orienter l’AAC sur leur réception dans les SHS.