Dossier coordonné par Lorna Heaton, Florian Charvolin et Agnès Fortier
Avec le changement climatique, la 6ème extinction de la biodiversité et les effets des pollutions et nuisances sur la santé humaine et sur la planète, on assiste à l’installation d’une crise globale, aux effets de plus en plus interconnectés au niveau mondial (Jasanoff & Martello, 2004 ; Hamilton, Gemenne & Bonneuil, 2015) qui s’accompagne de la production d’un ensemble de mesures destinées à documenter les dégradations de l’environnement. Des travaux en sciences sociales (Gabrys, 2016) soulignent l’extension intersectorielle de la production d’information, avec deux dénominateurs communs qui sont l’importance accordée aux big data et la montée en puissance de la participation citoyenne dans les mesures. La production de données, qu’elle émane des communautés scientifiques ou des citoyens exposés aux risques et à l’altération de leur environnement, est aujourd’hui exponentielle et de plus en plus accessible.
L’accélération des dégradations de l’environnement du fait de l’intensification de l’exploitation et de l’artificialisation de la nature (Steffen et al. 2015 ; McNeill, 2010) a conduit à la mise en place de politiques publiques fondées sur la mesure et le calcul dans le domaine de la biodiversité, du climat ou encore de la pollution de l’air, mais elle a dans le même temps contribué à une montée de la vigilance citoyenne (Roux, 2006 ; Ottinger, 2010) contre l’impunité des pratiques responsables de ces nuisances (Fressoz, 2012) et l’insuffisance des actions des pouvoirs publics pour y remédier. Les engagements contre ces dégradations, qu’ils soient locaux – autour d’usines ou de barrages – ou à visée globale comme la lutte contre l’érosion de la biodiversité ou le changement climatique, font de plus en plus appel à un monitoring citoyen de l’environnement. Des habitants, des amateurs, des citoyens sont tantôt sollicités afin de contribuer à mesurer ces dégradations, tantôt éprouvent le besoin d’effectuer eux-mêmes leurs propres relevés dans une démarche militante (Brown, 2007). Ces tâches sont désormais rendues plus aisées grâce à la multiplication et à la miniaturisation d’instruments de mesure et le développement d’applications numériques.
Le recours au numérique nouvelle génération (web 2.0) a permis une modification et une plus grande portée des circuits de production des connaissances, souvent quantitatives et statistiques, et une massification de la donnée, rendue possible par l’évolution des technologies et les possibilités associées au développement du cloud. Des travaux s’accumulent sur la culture d’internet et l’analyse de bases de données citoyennes comme Flick’r (Beuscart et al., 2009) pour n’en nommer qu’une. Avec la généralisation des applications smartphones destinées à alimenter les bases de données, le citoyen est à même de « regarder ses données », court-circuitant ainsi l’enchaînement entre captation locale et interprétation scientifique centralisée (Fortun, 2012). L’entrée dans l’ère des big data actée par de nombreux auteurs soulève par ailleurs de multiples questions. Au-delà de l’apparente immédiateté de l’information, il importe de restaurer l’origine et le caractère situé de la donnée (Denis & Pontille, 2012) et ainsi d’opérer un « renversement infrastructurel » (Bowker & Star, 1999). Ce qui revient dans le domaine de la connaissance de la nature à mettre en lumière des tâches et des auteurs invisibilisés, à documenter en détail l’informatisation de l’environnementalisme (Gabrys, 2016) en étudiant par exemple les bases de données de la biodiversité (Heaton et al., 2018).
La production exponentielle de données dans les domaines de l’hydrologie, de la pollution de l’air, du changement climatique ou encore de l’érosion de la biodiversité faisant largement appel à une expertise citoyenne témoigne des transformations de la gouvernance à l’œuvre dans le champ de l’environnement et de l’évolution récente des régimes de production de la science (Pestre, 2003). Toutefois, cette circulation généralisée, ce brouillage de frontière entre producteurs et utilisateurs de la donnée qui marque le tournant participatif du monitoring environnemental, pose questions. Faut-il y voir une déclinaison de la généralisation des dispositifs d’information comme cela a été montré dans le cas de la pollution de l’air (Rumpala, 2004) ; la focalisation sur le monitoring participatif ne conduit-elle pas dès lors à délaisser d’autres modes d’intervention orientés notamment sur les causes des altérations environnementales, et à laisser de côté la toxicité chronique, à bas bruit et seulement appréhendable de manière indirecte (Liboiron et al., 2018) ? À l’inverse, l’implication citoyenne dans la production de données marque-t-elle une avancée dans les manières de prendre en compte et de faire face à ces dégradations (Cornwell & Campbell, 2012 ; Ellis & Waterton, 2004) ? Par ailleurs, le tournant participatif envisagé du point de vue de la démocratisation des savoirs ne conduit-il pas à redéfinir la division du travail entre d’un côté, les collecteurs de données et, de l’autre, ceux qui sont aptes à décrypter et à interpréter la masse des données disponibles, contribuant ainsi à affirmer une qualité de personnes compétentes pour agir sur l’environnement par rapport à celles qui en sont dépourvues (Kimura & Kinchy, 2019 ; Kinchy, Jalbert & Lyons, 2014) ?
C’est à la mise en évidence de ces enjeux suscités par le recours massif au citoyen pour la production des big data sur l’environnement que ce dossier entend se consacrer en prolongeant les préoccupations croisées de divers types de travaux. Des recherches qui portent d’une part sur les sciences participatives de la biodiversité issues de l’initiative de scientifiques, en direction des amateurs (Charvolin, 2019 ; Cornwell & Campbell, 2012 ; Heaton et al., 2018) et, d’autre part, des travaux d’épidémiologie populaire (Akrich, Barthe & Rémy, 2010 ; Brown, 2007) et des initiatives de monitoring citoyen en lien avec des pollutions diverses (installations agricoles, industrielles ou pratiques spécifiques comme la surpêche, etc.).
Ces pratiques multiples peuvent être abordées sous différents angles :
la création et l’exploitation en réseau de big data qui associent des démarches scientifiques naturalistes et expérimentales (Strasser, 2019 ; Hine, 2008 ; Waterton, Ellis & Wynne, 2013). Il s’agit d’évaluer comment, au sein des disciplines scientifiques, des techniques se mettent en place pour proposer une alternative ou un complément numérisé à la science expérimentale. La biodiversité a été assimilée à l’état des données disponibles (Bowker, 2000) mais d’autres secteurs le sont également comme la météorologie ou l’étude des désastres (McCormick, 2012 ; Lin et al., 2016).
la mise en place d’infrastructures d’informations en open source qui nécessitent d’être réévaluées à l’aune de la sociologie et de l’histoire des sciences (Bowker & Star, 1999). L’apport cognitif du savoir scientifique est souvent couplé à une administration de la nature qui initie des sondages de terrain, des récoltes statistiques et des algorithmes de modélisation des données numériques (Fortier & Alphandéry 2017 ; Latour, 2016 ; Sismondo, 2008).
des pratiques communautaires visant la création de connaissances pour la contestation de projet locaux (Ottinger, 2013 ; Gabrys 2016) ou encore des activités d’amateurs du dimanche qui alimentent les bases de données sur la connaissance et la protection de la nature (Heaton et al., 2018). C’est en particulier une des sources de définition du tournant citoyen dans les sciences qui se joue dans cet investissement des savoirs académiques par des communautés (Irwin, 2002).
Modalités de soumission
Les propositions de contribution seront d’abord évaluées sur la base d’un résumé de 3000 signes maximum attendu avant le 29 octobre 2021, envoyé par couriel aux trois éditeurs invités du numéro de la Revue d’Anthropologie des Connaissances : Lorna Heaton (lorna.heaton@umontreal.ca), Florian Charvolin (florian.charvolin@gmail.com) et Agnès Fortier (agnes.fortier@inrae.fr)
Pour les contributions retenues, les textes complets des articles, au format de la Revue d’Anthropologie des Connaissances (maximum 65 000 signes) seront à soumettre en ligne sur le site de la revue - http://rac.inra-ifris.org/index.php/rac/login?source=%2Findex.php%2Frac%2Fuser avant le 1er avril 2022.
Les auteur·e·s peuvent éventuellement contacter les coordinateurs du dossier avant de soumettre leur proposition.
Bibliographie
Akrich, M., Barthe, Y. & Rémy, C. (2010) Sur la piste environnementale : Menaces sanitaires et mobilisations profanes. Paris : Presses de l’École des Mines.
Beuscart, J-S., Cardon, D., Pissard, N. & Prieur, C. (2009). Pourquoi partager mes photos de vacances avec des inconnus. Réseaux, (154), 91-129. https://doi.org/10.3917/res.154.0091
Bowker, G. (2000). Biodiversity, Datadiversity. Social Studies of Science, 30(5), 643-683. https://doi.org/10.1177/030631200030005001
Bowker, G. & Star, S.L. (1999). Sorting things out. Cambridge : MIT Press.
Brown, P. (2007). Toxic Exposures : Contested Illnesses and the Environmental Health Movement. New York : Columbia University Press.
Charvolin, F. (2019). Les sciences participatives au secours de la biodiversité. Paris : Éditions rue d’Ulm.
Cornwell, M. L. & Campbell, L. M. (2012). Co-producing conservation and knowledge : Citizen-based sea turtle monitoring in North Carolina, USA. Social Studies of Science, 42(1), 101-120. https://doi.org/10.1177/0306312711430440
Denis, J. & Pontille, D. (2012). Travailleurs de l’écrit, matière de l’information. Revue d’Anthropologie des Connaissances, (6)1, 1-20. https://doi.org/10.3917/rac.015.0001
Ellis, R. & Waterton, C. (2004). Environmental Citizenship in the Making : The Participation of Volunteer Naturalists in UK Biological Recording and Biodiversity Policy. Science and Public Policy, 31(2), 95-105. https://doi.org/10.3152/147154304781780055
Fortier, A. & Alphandéry, P. (2017). La maîtrise des données, un enjeu majeur pour les associations naturalistes à l’heure de la gouvernance de la biodiversité. Revue française d’administration publique, 163 (3), 587-598. https://doi.org/10.3917/rfap.163.0587
Fortun, K. (2012). Biopolitics and the informating of environmentalism. Dans K. Sunder Rajan (dir). Lively Capital : Biotechnologies, Ethics, and Governance in Global Markets (pp. 306-326). Durham, NC : Duke University Press.
Fressoz, J.B. (2012). L’apocalypse Joyeuse. Paris : Seuil.
Gabrys J. (2016). Program earth. Environmental sensing technology and the making of a computational planet. Minneapolis, MN : Universty of Minnesota Press.
Hamilton, C., Gemenne, F. & Bonneuil, C. (dir). (2015). The Anthropocene and the global environmental crisis : Rethinking modernity in a new epoch. London et New-York : Routledge.
Heaton L., Millerand, F., Da Silva, P. & Proulx, S. (2018). La reconfiguration du travail scientifique en biodiversité : pratiques amateurs et technologies numériques. Montréal : Presses de l’Université de Montréal.
Hine C. (2008). Systematics as Cyberscience. Cambridge, MA : MIT Press.
Irwin, A. (2002). Citizen science : A study of people, expertise and sustainable development. London et New York : Routledge.
Jasanoff, S. & Martello, M.L. (dir.). (2004). Earthly politics : Local and global in environmental governance. Cambridge MA : MIT Press.
Kimura, A. H., & Kinchy, A. (2019). Science by the people : Participation, power, and the politics of environmental knowledge. New Brunswick, NJ : Rutgers University Press.
Kinchy, A.J., Jalbert, K. & Lyons, J. (2014). What Is volunteer water monitoring good for ? Fracking and the plural logics of participatory science. Fields of knowledge : Science, politics and publics in the neoliberal age. Political Power and Social Theory, 27. Bingley :
Emerald Group Publishing. (pp. 259-289). https://doi.org/10.1108/S0198-871920140000027017
Latour, B. (2016). Politiques de la nature. Paris : La Découverte.
Liboiron, M., Tironi, M., & Calvillo, N. (2018). Toxicity politics : acting in a permanently polluted world. Social Studies of Science 48(3), 331-349. https://doi.org/10.1177/0306312718783087
Lin, Y. W., Bates, J. & Goodale, P. (2016). Co-observing the weather, co-predicting the climate : human factors in building infrastructures for crowdsourced data. Science and Technology Studies, 29(3), 10-27. https://doi.org/10.23987/sts.59199
McCormick, S. (2012). After the cap : risk assessment, citizen science and disaster recovery. Ecology and society, 17(4), 31. http://dx.doi.org/10.5751/ES-05263-170431
McNeill. J.R. (2010). Du nouveau sous le soleil. Seyssel : Champ Vallon.
Ottinger, G. (2010). Buckets of resistance : Standards and the effectiveness of citizen science. Science, Technology, & Human Values, 35(2), 244-270. https://doi.org/10.1177/0162243909337121
Ottinger, G. (2013). Refining expertise : How responsible engineers subvert environmental justice challenges. New York : New York University Press.
Pestre, D. (2003). Regimes of knowledge production in society : Towards a more political and social reading, Minerva, 41(3), 245-261. https://doi.org/10.1023/A:1025553311412
Roux, J. (2006). Être vigilant : l’opérativité discrète de la société du risque. Saint-Étienne : Presses Universitaires de Saint-Étienne.
Rumpala, Y. (2004). De l’objectivation des risques à la régulation des comportements. Réseaux, (126), 177-212. https://www.cairn.info/revue-reseaux1-2004-4-page-177.
Sismondo, S. (2008). Models, simulations, and their objects. Science in Context, 12(2), 247-260. https://doi.org/10.1017/S0269889700003409
Steffen, W. et al. (2015). The trajectory of the Anthropocene : The Great Acceleration Cross. The Anthropocene Review, (2)1. https://doi.org/10.1177/2053019614564785
Strasser, B. J. (2019). Collecting experiments : making big data biology. Chicago : University of Chicago Press.
Waterton, C., Ellis, R. & Wynne, B. (2013). Barcoding nature : shifting cultures of taxonomy in an age of biodiversity loss. London, New York : Routledge.