Appel à contributions : Les nouveaux espaces politiques de l’expertise

LES NOUVEAUX ESPACES POLITIQUES DE L’EXPERTISE

COORDINATEURS DU DOSSIER : CATHERINE PARADEISE, PIERRE-BENOIT JOLY ET LIONEL CAUCHARD

Hors des corps techniques de l’Etat, la délégation de l’expertise aux scientifiques est plébiscitée par les pouvoirs publics car elle est sous-tendue par le « mythe d’une décision rationnelle » (Cadiou 2006, p.112). Depuis un certain nombre d’années cependant, les critiques portées notamment par les mouvements associatifs et citoyens, n’ont cessé d’affirmer que la rationalité scientifique ne pouvait avoir le monopole d’une vérité face à l’incertitude de l’évaluation des risques. Cela les a conduits à réclamer le développement de procédures démocratiques de délibération et de décision sur les enjeux collectifs en situation de controverse sociotechnique (Callon et al. 2001). Dans ce modèle « polyphonique » (associé à la forte diversité des acteurs impliqués, de leurs visions et mobiles), l’usage de l’expertise se trouve étroitement liée à « un nouveau type de gouvernance » (Chateauraynaud 2008) capable de fonder « des modes nouveaux de régulation des espaces politiques » (Paradeise 2008). Une des conséquences de ces évolutions est de faire disparaître l’expert derrière les processus d’expertise multi-acteurs, qui deviennent en même temps un enjeu central de la négociation (Callon & Rip 1991), et à porter attention aux « modalités d’organisation du processus de production des connaissances et aux mesures à mettre en œuvre » pour les ouvrir à une diversité d’acteurs (Callon & al. 2001, p. 314).

Le rapport fondateur de l’expertise à la « connaissance savante » est questionné dès lors que rationalités savantes et profanes sont considérées comme également légitimes dans le processus d’expertise. Les frontières de l’expertise « deviennent de plus en plus flottantes avec les enjeux de collectivisation et de démocratisation, et les enjeux de pluralisme et de transparence amènent à en brouiller l’identification » (Cadiou 2006, p.122). Cette fragilisation des dispositifs de l’expertise se heurte également à la « question lancinante de la représentation des minorités » (Callon & al. 2001, p.326), aux modalités de cette prise en compte et à son traitement. Plus largement le devenir des pratiques d’expertise serait « lié à leur capacité à se démocratiser », « à organiser une expertise plurielle (…) sachant faire une place véritable aux profanes » (Lascoumes 2002, p.377).

A la différence de Callon, Lascoumes & Barthe (2001) qui se concentrent surtout sur les « débordements » (forums hybrides, mobilisations citoyennes, etc.), le présent appel à communications s’intéresse à l’autre face, celle du « cadrage ». Il propose d’examiner comment, dans divers pays, les autorités publiques tentent de réintégrer les revendications démocratiques et de prise en compte des différentes parties prenantes aux processus d’expertise scientifique à finalité politique, notamment à travers l’attention portée à la représentation des minorités.

« Selon les différentes façons de cadrer le problème, le type de connaissances pertinentes est tout à fait différent » (Joly 2005, p.140). Aussi « le cadrage de l’expertise » est-il source de désaccords entre les acteurs. Une autre façon de dire la même chose consiste à souligner la forte porosité des frontières entre science et politique : « tous les sociologues du risque insistent sur le fait que l’expertise scientifique lie inextricablement l’appréciation scientifique objective et la prise en considération de diverses contraintes, économiques, hiérarchiques ou corporatistes, et que le texte de l’expertise mélange des résultats scientifiques à des opinions sur le risque ou l’intérêt de l’opération » (Hermitte 1997, p.88).

Ces remarques préliminaires construisent les questions de cet appel à projet sur le cadrage de l’expertise :

  • Comment les pouvoirs publics (aux niveaux national et international), mais aussi plus largement d’autres acteurs comme les entreprises, les chercheurs, les citoyens, se saisissent-ils concrètement de cet enjeu en termes d’organisation de nouveaux espaces politiques pour l’expertise ?
  • Quelle est la conséquence de cette nouvelle donne sur les pratiques effectives de l’expertise, leurs formes, contenus et acteurs, et dans leur rapport à la science, en termes de « définition de procédures de mobilisation des connaissances et de délibération au sein des comités d’experts » (Joly 1999, p.48) ? Faut-il voir dans ces nouveaux phénomènes un dépassement de la « double délégation » des citoyens face « à la science et à la représentation politique » (Callon & al. 2001, p.312) ?
  • Comment les autorités publiques articulent-elles savoirs savants et profanes pour affirmer leur quête de respect des minorités, de justice sociale, de bien-être collectif, de compétitivité économique, etc. ?
  • Comment ces offres d’organisation sont-elles construites et reçues, notamment par les organisations d’usagers et comment ces types d’experts participent-ils aux procédures d’expertise ?
  • Quel est le résultat de ce nouveau mode de gouvernance de l’expertise sur la nature et la division du travail entre participants, les répertoires argumentatifs mobilisés, le déplacement des espaces politiques, et au final les actions et résultats ?

Pistes de recherche pour les articles du dossier :

Au-delà de la faiblesse du nombre de cas empiriques étudiés, les analyses sur les « forums hybrides » renvoient à une vision quelque peu irénique des rapports entre acteurs engagés, où l’on remarque parfois une « absence de réflexion sur les limites de ce type d’interactions sociales » (Joly 2005, p.153). Ainsi, à contre-courant de l’engouement actuel pour la « démocratie technique », Christine Noiville (2003) se positionne plutôt en faveur d’un renforcement du rôle de l’Etat dans les processus d’expertise tandis que Céline Granjou (2004) propose de dépasser le discours dénonciateur vis-à-vis des « savants » pour s’intéresser à la dimension collective de l’expertise au sein des agences sanitaires. Ce débat souligne l’importance qu’il y a de faire une « analyse critique de la démocratisation de l’expertise via la participation du public » en se penchant notamment sur « les questions d’accès à l’information, l’effectivité des modalités de consultation du public ainsi que les questions d’alerte qui sont fondatrices des relations entre les individus et l’administration » (Joly 2005, p.155).

Cette proposition de dossier dans la RAC devrait permettre de mieux évaluer le discours du « tout hybride » et les visions peut-être excessives de l’effritement des frontières entre mondes savants et profanes d’une part, entre autorités publiques et société d’autre part. Ces visions résistent-elles à l’analyse empirique de la pratique de l’expertise (fut-elle reconfigurée) ? En clair, jusqu’à quel point les comités dans lesquels se prennent des décisions souveraines qui engagent l’ensemble de la société sur des questions aussi diverses et majeures que des choix technologiques, industriels et urbanistiques, etc., ont-ils modifié leurs procédures et leur composition pour représenter la diversité de leurs parties prenantes ? Il s’agit donc de rendre ici compte (notamment à un niveau descriptif) du travail réel des « experts » en situation, c’est-à-dire plus précisément des « spécialistes » mais aussi des « représentants » choisis pour mener l’expertise au nom de groupe d’intérêt divers, dans la grande diversité des espaces politiques de l’expertise. Cela pour mettre en lumière « la diversité de leurs cultures épistémiques » (Joly 2005, p.140), de leurs « règles coutumières », le poids des spécificités des contextes locaux et nationaux sur les collectifs engagés (Callon & Rip 1991, Granjou 2004), ou encore la division du travail et la possible hiérarchisation informelle des arguments portés par les divers membres des comités.
Nous proposons aussi d’analyser la tension dans le processus décisionnel, entre respect du principe démocratique (de représentation et de prise en compte de chacun) et traitement en actes de la rationalité scientifique. Il serait, par exemple, intéressant d’aborder l’épineuse question du « risque de la tyrannie des minorités » et de voir comment cette question se règle et se négocie concrètement au moment des débats entre les acteurs. Est-ce un faux problème que peuvent aisément résoudre le renouvellement fréquent des porte-parole des groupes minoritaires, par « des procédures dialogiques », etc. (Callon et al. 2001 p.354) ? A tout le moins, une investigation approfondie s’impose en la matière.

Ainsi, comment les pouvoirs publics organisent-ils la procédure d’expertise pour y intégrer les publics ? Comment les « profanes » construisent-ils leur expertise, la font-ils reconnaître, l’imposent-ils ? Quelle place accordent-ils au registre scientifique pour étayer leur argumentation ? Quels autres registres mobilisent-ils ? Avec quelle légitimité interne et quel impact sur la décision ? En d’autres termes, l’arène experte leur permet-elle de faire entendre des arguments alternatifs ? Comment se prennent concrètement les décisions dans un processus d’expertise lorsque divers groupes mobilisent une pluralité de registres, en tension, voire contradictoires ? Enfin, si l’expertise n’est plus monopolisée par les « savants » comment la division des tâches et la coordination s’organisent-elles au sein des comités et quels en sont les effets sur la professionnalisation des experts ?

QUELQUES RÉFÉRENCES DANS LE DÉBAT

Brugidou M., Jobert A. & Dubien I. (2007), « Quels critères d’évaluation du débat public ? Quelques propositions », in Revel M., Blatrix C., Blondiaux L., Fourniau J-M., Hériard Dubreuil B. & Lefebvre R. (dir.), Le débat public : une expérience française de démocratie participative, Paris, La Découverte, p.305-317

Cadiou S. (2006), « Savoir et action publique : un mariage de raison ? L’expertise en chantier », La documentation française. Horizons stratégiques, vol.1, n°1, p.112-124

Callon M. (1998), “An essay on Framing and Overflowing : Economic Externalities Revisited by Sociology”, in Callon M. (ed.), The Laws of the Market, Oxford, Blackwell Publishers, p.244-269

Callon M., Lascoumes P. & Barthe Y. (2001), Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil.

Callon M. & Rip A. (1991), « Forums hybrides et négociations des normes sociotechniques dans le domaine de l’environnement. La fin des experts et l’irrésistible ascension de l’expertise », in Environnement, science et politique. Les experts sont formels, Collectif, Paris, Germes, 13, p.227-238.

Chateauraynaud F. (2008), « Les mobiles de l’expertise. Entretien avec Francis Chateauraynaud », in Experts, n°78, p.1-4

Granjou C. (2004), « Le travail des experts : analyse d’un dispositif d’évaluation des risques alimentaires », Sociologie du Travail, vol.46, p.329-345

Hermitte M-A. (1997), « L’expertise scientifique à finalité politique. Réflexions sur l’organisation et la responsabilité des experts », Justices, 8, p.79-103

Joly P-B. (1999), « Besoin d’expertise et quête d’une légitimité nouvelle : quelles procédures pour réguler l’expertise scientifique ? », Revue Française des Affaires Sociales, N°1, 53ème année, p.45-53

Joly P-B. (2005), « La sociologie de l’expertise : les recherches françaises au milieu du gué », in Risques, crises et incertitudes : pour une analyse critique, Cahiers du GIS Risques Collectifs et Situations de Crise, n°3, CNRS – Maison des Sciences de l’Homme-Alpes, p.117-174

Lamont M. (2009), How Professors Think. Inside the Curious World of Academic Judgment. Harvard University Press.

Lascoumes P. (2002), « L’expertise, de la recherche d’une action rationnelle à la démocratisation des connaissances et des choix », Revue française d’administration publique, Ecole Nationale d’Administration, vol.3, n°103, p.369-377

Noiville C. (2003), Du bon gouvernement des risques, Paris, PUF.
Paradeise C. (2008), « L’expertise dans l’action publique », Introduction à l’Ecole Thématique PACTE-LATTS-EPFL, Paris, ENPC, 26 septembre 2008

Trépos J-Y. (1996), La sociologie de l’expertise, Paris, PUF.

Longueur des articles : 45.000 signes à accompagner d’un résumé en français, anglais et si possible espagnol de 250 mots

Merci d’indiquer aussi vos coordonnées et rattachement institutionnel

Articles à envoyer aux coordinateurs du dossier :
Catherine PARADEISE Catherine.Paradeise@univ-mlv.fr
Pierre-Benoît JOLY joly@inra-ifris.org
Lionel CAUCHARD lcauchar@univ-mlv.fr

Calendrier :

Juillet 2010 Appel à publication

Janvier 2011 Soumission des articles complets (45 000 caractères)

Juin 2011 Version finale pour mise en forme

Fin 2011 Parution du dossier